Spleen
Hier, par bravade, j'ai failli dire que je n'avais besoin de personne. C'est évidemment faux. L'instant d'après, je comprenais que j'avais besoin de quelqu'un précisément, et que mon mal-être venait sans doute du fait que je ne le retrouverais jamais : mon père.
C'est étrange, aujourd'hui il fait quasiment le même temps qu'il y a quinze ans. En dehors de la pluie, tout y est : le ciel gris et bas, "lourd comme un couvercle", un silence digne d'un dimanche.
Quinze ans. C'était hier. C'est aujourd'hui.
Vers 4h30, je me suis réveillée en sursaut, avec des vers en tête que je n'ai pu noter. Ce qui est étonnant, c'est qu'ils ne concernaient pas la mort de mon père : j'étais dans la peau de la Fée, et je m'écrivais à moi-même.
Le mal de gorge s'est intensifié depuis hier. Somatisme ou non, à ce rythme, je parlerai très peu. On est sans doute face à ce que je cherche à atteindre.
Heureusement, les chats veillent sur mes silences.
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
(Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857)