Albert Cohen, Belle du Seigneur,
Gallimard, Folio, 1120p., 9€
Parce qu'une jeune demoiselle m'y a replongée sans le vouloir... Un extrait de Belle du Seigneur, roman troublant-fascinant d'Albert Cohen :
"Attentes, ô délices, attentes dès le matin et tout le
long de la journée, attentes des heures du soir, délices de tout le
temps savoir qu'il arriverait ce soir à neuf heures, et c'était déjà du
bonheur. Aussitôt réveillée, elle courait ouvrir les volets et voir au
ciel s'il ferait beau ce soir. Oui, il ferait beau, et il y aurait une
nuit chaude avec beaucoup d'étoiles qu'ils regarderaient ensemble, et
il y aurait du rossignol qu'ils écouteraient ensemble, elle tout près
de lui, comme la première nuit, et ensuite ils iraient, iraient se
promener dans la forêt, se promener en se donnant le bras. Alors, elle
se promenait dans sa chambre, un bras arrondi, pour savourer déjà. Ou
bien, elle tournait le bouton de la radio, et si c'était une marche
guerrière déversée de bon matin, elle défilait avec le régiment, la
main à la tempe, en raide salut militaire, parce qu'il serait là ce
soir, si grand, si svelte, ô son regard.
Parfois,
elle refermait les volets, tirait les rideaux, fermait à clef la porte
de sa chambre, mettait des boules de cire dans ses oreilles pour n'être
pas dérangée par les bruits du dehors, bruits que cette belle pédante
appelait des réducteurs antagonistes. Dans l'obscurité et le silence,
couchée, elle fermait les yeux pour se raconter, souriante, ce qui
s'était passé hier soir, tout ce qu'ils avaient dit et tout ce qu'ils
avaient fait, se le raconter, blottie et ramassée, avec des détails et
des commentaires, s'offrir une fête de racontage à fond, comme elle
disait, et puis se raconter aussi ce qui se passerait ce soir, et il
lui arrivait alors de toucher ses seins.
Parfois, avant de se lever, elle
chantait tout bas, tout bas pour n'être pas entendue par la domestique,
chantait contre l'oreiller l'air de la Pentecôte de Bach, remplaçait le
nom de Jésus par le nom de l'aimé, ce qui la gênait, mais c'était si
agréable. Ou encore elle parlait à son père mort, lui disait son
bonheur, lui demandait de bénir son amour. Ou encore elle écrivait le
nom de l'aimé sur l'air, avec son index, l'écrivait dix fois, vingt
fois. Et si, n'ayant pas encore pris son petit déjeuner, elle avait
soudain un borborygme de faim, elle se fâchait contre le borborygme.
Assez! criait-elle au borborygme. C'est vilain ! Tais-toi, je suis
amoureuse! Bien sûr, elle se savait idiote, mais c'était exquis d'être
idiote, toute seule, en liberté.
Ou encore elle décidait de faire une
séance de regardage à fond. Mais d'abord se purifier, prendre un bain,
indispensable pour le rite, mais attention, engagement d'honneur de ne
pas se raconter dans le bain comment ce serait ce soir, sinon on n'en
finirait plus et ça retarderait le rite. Vite le bain et puis vite avec
lui, vite la séance de regardage ! A cloche-pied parce qu'elle était
heureuse, elle courait vers la salle de bains. Devant la baignoire
lente à se remplir, elle entonnait de toute âme l'air de la Pentecôte.
Mon âme croyante,
Sois fière et contente,
Voici venir ton divin roi.
Après
le bain, c'était le même cérémonial que pour le racontage. Volets
fermés, rideaux tirés, lampe de chevet allumée, boules de cire dans les
oreilles. Le dehors n'existait plus et le rite pouvait être célébré.
Les photographies étalées sur le lit, mais à l'envers pour ne pas
risquer de les voir d'avance, elle s'étendait, prenait la photographie
préférée, lui sur le sable d'une plage, la recouvrait tout entière de
sa main, et c'était la fête de regarder. D'abord, rien que les pieds
nus. Beaux, bien sûr, mais pas follement intéressants. Sa main
remontait un peu, découvrait les jambes. C'était mieux, beaucoup mieux
déjà. Aller plus haut ? Non, pas tout de suite, attendre jusqu'à n'en
plus pouvoir. Enfin, par petits coups, sa main se déplaçait, révélant
progressivement, et elle se repaissant. C'était lui, lui de ce soir. Ô
le visage, le visage maintenant, lieu de bonheur, le visage, son beau
tourment. Attention, ne pas regarder trop. Lorsqu'on regardait trop, on
ne sentait plus. Oui, le visage était tout de même le plus important,
quoique le reste aussi, tout le reste, même ce qui, enfin oui. Lui,
tout lui, de tout lui sa religieuse.
Elle se défaisait de son peignoir,
regardait tour à tour son homme nu et la femme nue de son homme. Ô Sol,
sois ici, soupirait-elle, et elle éteignait, pensait à ce soir, dès
qu'il arriverait, leurs bouches. Mais elle n'oubliait pas, ne voulait
pas oublier que c'était lui qu'elle aimait avant tout, lui, son regard.
Et ensuite il y aurait ce qu'il y aurait, l'homme et la femme, poids
béni, ô lui, son homme. Lèvres ouvertes, lèvres humides, elle fermait
les yeux, et ses genoux se rapprochaient.
Attentes, ô délices. Après le bain et
le petit déjeuner, merveille de rêvasser à lui, étendue sur le gazon et
roulée dans des couvertures, ou à plat ventre, les joues dans l'herbe
et le nez contre de la terre, merveille de se rappeler sa voix et ses
yeux et ses dents, merveille de chantonner, les yeux arrondis, en
exagérant l'idiotie pour mieux se sentir végéter dans l'odeur d'herbe,
merveille de se raconter l'arrivée de l'aimé ce soir, de se la raconter
comme une pièce de théâtre, de se raconter ce qu'il lui dirait, ce
qu'elle lui dirait. En somme, se disait-elle, le plus exquis c'est
quand il n'est pas là, c'est quand il va venir et que je l'attends, et
aussi c'est quand il est parti et que je me rappelle. Soudain, elle se
levait, courait dans le jardin avec une terreur de joie, lançait un
long cri de bonheur. Ou encore elle sautait par-dessus la haie de
roses. Solal ! criait cette folle à chaque bond.
Parfois,
le matin, alors qu'elle était absorbée par quelque tâche solitaire,
tout occupée à cueillir des champignons ou des framboises, ou à coudre,
ou à lire un livre de philosophie qui l'ennuyait, mais il fallait se
cultiver pour lui, ou à lire avec honte et intérêt le courrier du cœur
ou l'horoscope d'un hebdomadaire féminin, elle s'entendait tout à coup
murmurer tendrement deux mots, sans l'avoir voulu, sans avoir pensé à
lui. Mon amour, s'entendait-elle murmurer. Vous voyez, mon chéri,
disait-elle alors à l'absent, vous voyez, même quand je ne pense pas à
vous, en moi ça pense à vous.
Ensuite,
elle rentrait, essayait des robes pour décider de laquelle elle
mettrait ce soir, et alors elle se regardait dans la glace, se régalait
d'être admirée par lui ce soir, prenait des attitudes divines,
imaginait qu'elle était lui la regardant, afin de se représenter ce
qu'il penserait vraiment de cette robe. Dites, vous m'aimez ? lui
demandait-elle devant la glace, et elle lui faisait une moue adorable,
hélas gaspillée. Ou encore elle lui écrivait sans raison, pour être
avec lui, pour s'occuper de lui, pour lui dire des phrases ornées,
intelligentes, et en être admirée. Elle envoyait la lettre par exprès
ou allait en taxi l'apporter au Palais et la remettre à l'huissier.
Très urgent, disait-elle à l'huissier.
Ou encore, prise d'une terrible envie
de l'entendre, elle lui téléphonait, après avoir renvoyé tous chats
éventuels de sa gorge et fait quelques essais d'intonations dorées, lui
demandait mélodieusement et en anglais s'il l'aimait, en anglais à
cause de la domestique aux aguets. Ensuite, toujours en anglais et
d'une voix céleste, elle lui rappelait inutilement ce soir à neuf
heures, lui demandait s'il pourrait lui apporter cette photo de lui à
cheval, et aussi lui prêter cette cravate de commandeur si jolie,
thanks awfully, puis l'informait qu'elle l'aimait, et de nouveau lui
demandait s'il l'aimait, et alors, la réponse ayant été satisfaisante,
elle faisait à l'embouchure du téléphone un sourire de cadeaux de Noël.
La conversation terminée, elle raccrochait, sa main gauche tenant
encore une touffe de ses cheveux et l'effilant comme au temps de son
enfance lorsqu'elle devait, fillette gênée, répondre à une grande
personne. La touffe lâchée et les ondes d'émoi disparues, elle souriait
de nouveau. Oui, elle s'était bien comportée, sans enrouements et sans
embrouillages de timidité. Oh oui, elle lui avait plu ! Chic, chic !
Un dimanche, alors qu'elle lui
téléphonait au Ritz, sa voix s'étant soudain enrouée, elle n'avait pas
osé se racler la gorge pour l'éclaircir, de peur du son ignoble qui la
déshonorerait, et il l'aimerait moins. Alors, sans hésiter, elle avait
brusquement raccroché, avait chassé une famille nombreuse de chats,
avait prononcé quelques mots pour s'assurer que sa voix était redevenue
divine, avait téléphoné de nouveau et bravement expliqué qu'ils avaient
été coupés, lui avait demandé s'il avait regardé sa photographie en se
réveillant, et comment était-il habillé, ah en robe de chambre, et
laquelle ? Et l'aimait-il ? Merci, oh merci, moi aussi tellement, et
savez-vous, aimé, tout à l'heure je suis allée dans une église pour
penser à vous, une église catholique parce qu'on peut mieux s'y
concentrer. Dites, voulez-vous que je mette ma robe roumaine ce soir ou
la soie sauvage ? La roumaine ? Très bien. A moins que vous ne préfériez
la rouge que vous avez aimée, je crois. La roumaine plutôt ? Vous en êtes sûr ? Vous n'en êtes pas fatigué ? Bien, ce sera la roumaine. Dis, tu m'aimes ?
Le
téléphone terminé, elle restait immobile, le récepteur à la main,
charmée par lui, charmée par elle. Soudain, je me rappelle. Une autre
fois, étant en train de lui téléphoner et sentant qu'elle allait
éternuer, elle avait raccroché sans plus, afin de lui cacher cet autre
bruit dégradant. Bon, assez, ça suffit."
Les amours d'Ariane et Solal, chef d'oeuvre ironique et littéraire, qui ont mis trente ans à être édités en poche. L'écriture est envoûtante; la subtilité des sentiments désarmante. A lire, résolument (pour des lecteurs déjà aguerris, il me semble).