Comme je me remets à l'écriture, et que mon nouveau site ami est dans mes liens, je me suis dit qu'il serait judicieux de vous faciliter la tâche. Dorénavant, mes participations seront postées ici aussi, dans la catégorie "Ekritur". Mes premièrs textes viennent d'être mis en ligne, antidatés : on a une semaine pour envoyer son texte, qui est publié le samedi, et j'ai commencé fin mars. Il vous suffit donc de cliquer sur la bonne catégorie pour les retrouver. Je mets au début de chaque entrée un résumé de la consigne (ou bien celle-ci dans son intégralité) pour que vous connaissiez les cadres à l'intérieur desquels on se glisse... J'espère que cela vous plaira. Et n"hésitez surtout pas à me laisser des critiques (bonnes ou mauvaises !), et allez faire un tour sur le défi du samedi, où bon nombre de défiants sont stupéfiants !
PS : merci de respecter les droits d'auteur si vous voulez diffuser des textes et des photos (je n'utilise que les miennes, globalement).
Consigne 59 : écrire un texte à partir d'une toile de Hopper, "Les oiseaux de nuit".
Phil s’affairait alors que nous
n’étions que trois oiseaux de nuit, en plein cœur de cette nuit estivale, à humecter
nos lèvres sur les tasses ou à faire semblant. Les cafés refroidissaient
souvent trop, mais Phil en resservait toujours du chaud de bon cœur.
Je finissais ma cigarette alors
que John et lui parlaient base-ball. Imaginant la tête que j’avais à cette
heure tardive, j’ai envisagé de me repoudrer le nez. Tout était lent. Je
manquais d’énergie pour aller jusqu’à la porte des toilettes, sur ma gauche. Je
savais aussi qu’elle menait aux cuisines, et à l’idée de nager dans des relents
de friture, mon cœur se soulevait déjà.
John avait maintenant les yeux
dans le vide. Je savais que l’on ne rentrerait pas de sitôt pour autant.
Mollement, je me dirigeai vers la porte de toilettes. J’entendis John parler au
troisième client, un type que l’on connaissait de vue et qui lisait son journal
en mangeant une part de cheesecake.
Etonnamment, je ne plongeai pas
dans des odeurs de graillon ou de cuisine : cela sentait presque le
propre. Un parfum citronné émergea puis disparut aussi vite qu’il était apparu
subrepticement. La porte des toilettes était à gauche. Au fond, celle des
cuisines. A droite, une autre porte sur laquelle était inscrit « Staff
only » et à laquelle je n’avais jamais porté vraiment attention. Mais là,
elle était légèrement entrouverte. J’entendis quelques bruits lointains. Sans
savoir pourquoi, prise d’une certaine curiosité, je m’approchai de la porte et
penchai la tête.
Il s’agissait des vestiaires pour
les employés. La pièce était sombre, à peine éclairée. Mes yeux se sont
habitués pourtant assez rapidement. Une employée, celle à qui je devais sans
doute la délicate odeur citronnée, me faisait dos. J’aurais dû m’éloigner
discrètement, car je devinai qu’elle allait se changer. Mais non. Je restai là,
immobile, incapable de bouger.
Elle portait une robe légère
surmontée d’une grande blouse blanche aux rayures roses. Au mouvement de ses
bras, je devinai qu’elle déboutonnait celle-ci. Sans comprendre, je me mis à
frissonner dans ce couloir étouffant. Je suspendis mon souffle. J’aurais
presque pu entendre le bruit des boutons pression se décapsulant tour à tour,
lentement. On sentait la fatigue de cette femme. Elle soupira en ôtant sa
blouse. La robe qu’elle portait était de couleur crème, aussi discrète que la
mienne était voyante. Pourtant, je crus deviner ses dessous…
Il fallait que je quitte cet
endroit, il était encore temps. Mais non. Aucun mouvement n’était possible. Si
je bougeais maintenant, la jeune femme serait surprise et je ne saurais me
justifier. Je sentis mon pouls s’accélérer d’un battement d’aile imperceptible.
Sa main droite alla masser sa nuque, doucement. J’étais suspendue à cette longue
main fine…
Elle s’assit sur le petit banc
derrière elle, toujours sans tourner la tête. Elle se pencha. Retira ses
chaussures. Et elle massa alors ses pieds délicatement. Je la vis relever ses
jambes l’une après l’autre, les appuyer contre les casiers des vestiaires, et
ôter ses bas. J’étais suspendue à ces jambes tendues comme un fil…
Les bas pendaient sur le banc,
pauvres voiles de tissu morts de n’être plus accrochés à ses cuisses. Elle
était toujours assise et ne bougeait maintenant plus. Sa tête était penchée en
avant. Elle refit les mêmes gestes que pour ôter sa blouse, mais cette fois-ci
avec la robe crème. Le bruit que fit la robe en tombant était splendide. A
peine un froissement d’ailes. J’étais suspendue au papillon…
Pourquoi ne bougeai-je toujours
pas ? Que m’arrivait-il ? J’étais hypnotisée par les gestes simples
de cette femme sans visage. Elle était en dessous et j’eus soudain très chaud.
Elle se leva, ouvrit un plus la porte de son casier, et en sortit une robe…
rouge. Elle l’enfila presque trop rapidement. J’étais suspendue aux courbes du
dos, à la cambrure délicieuse, aux fesses insolentes…
Elle tordit ses bras pour faire
remonter la fermeture éclair dans le dos, et noua la ceinture qui fit ressortir
sa taille. Je la vis ranger ses affaires, replier les bas, glisser la robe
crème et la blouse dans un sac. J’aurais eu largement le temps de m’éclipser.
Mais non. J’étais suspendue à la paire de chaussures rouges qu’elle allait
enfiler…
Elle glissa ses pieds fins dans
les escarpins carmin, ferma la porte de son casier, et fit ce geste renversant
d’enfin libérer ses cheveux qui étaient jusque-là attachés. Elle passa ses
doigts dans sa chevelure en agitant la tête sur les côtés, comme pour les
gonfler. J’étais suspendue à la toison épaisse…
Elle se retourna. Et me vit. Elle
ouvrit simplement la bouche en signe de surprise. Se reprit aussitôt.
Dignement, elle prit son sac, marcha jusqu’à moi avec ce que je pris dans la
pénombre pour un sourire. Je ne savais plus quoi faire. J’étais suspendue à ses
lèvres, à ses hanches, au bruit léger de ses talons…
Elle ouvrit la porte en grand.
Nous étions face à face. Mon cœur battait la chamade, mon corps battait le
rappel.
A mon retour dans la salle, John
me dit assez satisfait que j’avais repris des couleurs. J’allumai une cigarette
en tremblant. Et en souriant.
Consigne 58 : Les éditions “DÉFI DU SAMEDI” cherchent pour leur nouvelle
collection “Yeux grands ouverts” des auteurs de littérature jeunesse.
La
collection “Yeux grands ouverts” sera destinée à un public de 5 à 8-9
ans (enfants qui commencent à lire seuls) et se propose de faire
découvrir aux apprentis lecteurs les réalités du monde. Tous les thèmes
de société peuvent être envisagés, en quelque endroit de la planète que
ce soit. Un seul thème sera traité par album.
Le défi sera
d’éviter de tomber dans la mièvrerie tout en gardant en tête que les
enfants devront pouvoir lire seuls chacun des titres de la collection.
Collection Yeux grands ouverts.
« Petit Poucet » (à
partir de huit ans)
Monsieur Victor est facteur au
bord de la mer et passe tous les jours devant les mêmes maisons. Un jour, il va
faire une rencontre étonnante avec Ludovic, un jeune garçon solitaire… Ils vont
être amis, jusqu’à ce que Ludovic
reçoive une lettre…
Petit Poucet
Monsieur Victor est facteur. Il
est assez vieux et va bientôt s’arrêter de travailler. Il vit au bord de la
mer, dans une petite maison grise.
Tous les jours, en faisant sa
tournée, il passe devant une grande, vieille et belle maison. Elle a un immense
jardin, un petit escalier de pierre, quatre fenêtres en façade et elle est
inhabitée. Il n’y a donc jamais de courrier à y déposer, sauf à l’époque où des
gens de la ville viennent s’y reposer pour les vacances.
Un jour, en passant devant la
maison, monsieur Victor voit un enfant caché dans le jardin. Il s’appelle
Ludovic. Personne ne savait d’où venait le petit garçon, mais ce n’était pas
grave : monsieur Victor et lui sont devenus amis au fil du temps. Ludovic
vit dans la grande maison vide.
Tous les jours, Ludovic attend
monsieur Victor parce que pour lui, le facteur est quelqu’un d’important. Et
monsieur Victor aime redevenir quelqu’un d’important. Quelqu’un qu’on attend.
A chaque passage du facteur,
Ludovic demande s’il a du courrier. Monsieur Victor a trouvé cela amusant, au
début. Puis, voyant que l’enfant est de plus en plus triste, il a essayé de
trouver une solution.
Il a suggéré à Ludo qu’il fallait
avoir une adresse et une boîte aux lettres, avec son nom inscrit dessus, pour
recevoir du courrier. L’enfant trouve la
remarque juste, et admet sans honte face à son ami qu’il ne sait pas écrire son
nom.
Après son service, monsieur
Victor revient vers la vieille maison au grand jardin, et de là ils partent
tous les deux se promener sur la plage. Chaque jour, le facteur apprend à Ludo
une lettre de son prénom. Ils écrivent avec application, à l’aide d’un bâton,
dans le sable, les lettres simples.
En une dizaine de jours, Ludovic
a appris à écrire son prénom. Et il l’a recopié, en se concentrant, sur la
boîte aux lettres verte : L.U.D.O.V.I.C. Il pense qu’il n’a jamais reçu de
lettres parce qu’il n’a pas eu jusque-là de boîte, avec son nom écrit dessus.
Et tous les jours il attend
impatiemment la venue du facteur. Mais il n’y a jamais rien pour lui. Monsieur
Victor lui donne des prospectus colorés, des publicités pour calmer son
impatience, mais Ludo, même s’il ne sait pas lire, devine que tous ces papiers
ne lui sont pas adressés personnellement. Il n’est pas idiot.
L’enfant parle moins à monsieur
Victor, et parfois, même, ne vient plus se promener en fin de journée avec lui.
Monsieur Victor, qui vit seul dans sa petite maison grise, sent qu’il faut
faire quelque chose de plus pour ne pas perdre Ludo.
Un soir, il s’installe sur sa
vieille table de cuisine démodée, et étale devant lui un bloc de papier avec
des lignes, une enveloppe blanche et un stylo à bille bleu.
Il commence tout d’abord par l’enveloppe,
sur laquelle il écrit soigneusement :
LUDOVIC
Grande maison rue des
Alouettes
Face à la mer
Monsieur Victor prend le temps
d’écrire posément, de son écriture penchée et un peu maladroite. Puis il passe
à la lettre. Il n’a pas écrit depuis si longtemps…
« Mon petit,
Je sais bien que tu ne
comprendras pas ce que je t’écris, mais tant pis. Te voir triste me rend triste
moi aussi, et je voudrais te redonner ce sourire que tu avais en arrivant ici.
Parce que grâce à toi, j’ai retrouvé le mien.
Et puis je vais t’écrire ce que
je n’ose pas te dire quand je te vois. J’ai peur pour toi, Ludo. Je ne sais pas
d’où tu viens, et peu importe, après tout. Mais je voudrais bien que tu
t’arrêtes un peu ici, et que tu ne te caches plus dans cette maison vide. La
mienne est petite, mais on pourrait très bien y vivre à deux, tu sais ? Je
t’apprendrais les autres lettres de l’alphabet, ou bien tu irais à l’école, et
puis après on irait pêcher, ou bien se promener. Tu aurais de nouveaux amis,
aussi.
On serait bien.
Je ferais un effort pour la
cuisine, même si depuis la disparition de Jeanne, je me laisse un peu aller.
Elle t’aurait adoré. Elle, elle aurait pu te faire des gaufres, ou d’autres
choses comme ça.
Mais on s’en sortirait tous les
deux, ensemble. Tu ne crois pas ?
Voilà, mon petit. Je vais
m’arrêter là, car je ne suis pas habitué à écrire des lettres. J’espère que
celle-ci te rendra le sourire.
A demain, mon petit Ludovic.
Victor »
Monsieur Victor plie la lettre et
referme l’enveloppe, qu’il met directement dans sa sacoche pour la tournée du
lendemain.
Comme d’habitude, Ludo se tient
devant la grille, attendant le facteur. Mais il n’a plus cette impatience des
débuts. Il n’espère plus vraiment.
Avec une certaine fierté,
monsieur Victor retire alors la lettre de sa sacoche et la remet à Ludovic.
Très surpris, l’enfant demande plusieurs fois si c’est vraiment pour lui. Il voit
son prénom sur l‘enveloppe, identique à celui écrit sur la boîte.
Mais il ne l’ouvre pas. Il la
cache sous son t-shirt, contre sa poitrine, l’empêchant de glisser avec son
bras.
Il se met à rire, lance un grand
« Merci ! » au facteur, et court vers la plage. Monsieur Victor
doit finir sa tournée. Il crie à Ludo qu’ils se verraient tout à l’heure, mais
n’a aucune réponse. L’enfant est sans doute trop loin. Et puis il y a le vent,
aussi. Content mais un peu triste, le facteur reprend son vélo et part.
En fin de journée, comme
toujours, monsieur Victor passe devant la vieille maison au grand jardin et
attend Ludo. Mais celui-ci ne vient pas. Ludovic est reparti comme il est venu.
Le vieux facteur redevient
silencieux. Il est blessé mais est aussi inquiet pour cet enfant qui lui a
donné tant d’amour sans le savoir.
Depuis, Monsieur Victor, tous les
jours, s’arrête devant la maison rue des Alouettes, et réécrit à la craie, sur
la boîte aux lettres verte, les sept lettres de l’alphabet qu’il préfère :
L.U.D.O.V.I.C.
Consigne 57 : écrire des lettres d'adieu en un minimum de signes...
*Tu m’as donné ton nom en me faisant renaître, mais jamais
dit « je t’aime », même sur ton lit d’hôpital. J’ai tourné le dos à
tes cendres. Trop-plein d’amour dans le silence.
Je t’aime, Papa.
*Chéri,
Tu m’as demandé de fermer la porte à cause des courants
d’air en beuglant comme un veau qui va naître. Je l’ai fermée derrière
moi : le vent m’a emportée.
Trouve une bonne avant d’en épouser une.
*New-York,
Je t’ai croquée. Je reviendrai finir la pomme une autre
fois.
See you !
*Tipiak,
Espèce de fripon pirate, tu crois pouvoir voler nos
recettes ? Ben, non ! On a tout mis au coffre et un certain Madoff
s’occupe de nous. Ah ah ! Tu ne nous auras pas !
Les vieilles Bretonnes en coiffe
*Adieu frimas, vent glacé, feuilles mortes et branches
nues !
Le printemps
*Vous m’avez gonflée pendant des années, et voilà que je vais
vous éclater, kilos !
*Votre lumière m’éclate au visage. Je vous ai croisés une
fois Paris, et puis ici, à New-York. Je vous ai en moi, maintenant.
Consigne 56 : vous pouvez inviter un écrivain à votre table, mort ou vivant... Que lui dites-vous ?
_ Arthur… Je peux vous appeler
Arthur ? J’ai passé ma vie à utiliser votre nom de famille, mais jamais
votre prénom.
Il sourit vaguement. Je prends
cela pour un consentement.
_ Honnêtement, je ne sais que
vous dire. Vous êtes là, et… Je suis comme une adolescente, un peu dépassée.
_ L’adolescence…, murmure-t-il dans un soupir.
_ Oui, la vôtre a été quelque peu
« agitée » d’après ce que l’on sait de vous…
_ Mmm.
Il se roule une cigarette. Je ne
fume pas mais j’aurais presque envie de lui voir en rouler une pour moi.
_ Arthur… Je me suis toujours
interrogée sur le Harar. Pourquoi ce choix ? Pourquoi l’Afrique ?
Il allume sa cigarette, avale
longtemps la fumée et ferme les yeux. Je me sens terriblement cruche. Je décide
de me taire. En fait, je ne veux le faire parler que pour découvrir chaque
grain de sa voix.
La nuque légèrement en arrière,
il recrache lentement la fumée et se met à parler.
J’écoute, hypnotisée. J’aurais envie de me distinguer, qu’il ne me trouve pas
pesante ou bécasse, alors que je bois ses paroles.
Je ne sais combien de temps il a
parlé. J’admire ses fines mains lorsqu’il garde les yeux fermés. J’ai hésité à
sortir mon appareil photo pour le prendre dans cette position, abandonné.
Je souris.
_ Arthur, je sais que vous étiez
intéressé par la photographie, là-bas…
Son œil s’allume encore plus. Et
là, comble du comble, nous causons photo, Rimbaud et moi ! Je lui parle de
mon envie de tout à l’heure de saisir ce moment incroyable. Il ne réagit pas.
Je ne passe pas outre. J’aurais peut-être dû.
Je dois lui sembler bien fade. Je
sens qu’il ne va pas tarder à partir, une fois que le vin sera fini…
_ Arthur, si je n’avais pas aimé
les femmes, je sais que j’aurais cherché un amour masculin vous ressemblant…
_ L’amour…, soupire-t-il dans un
souffle.
_ …
Je reprends quand même, quitte à
être ridicule –comme on l’est toujours face à ses idoles.
_ Arthur… Vous avez été mon
premier amour littéraire. Je ne comprenais grand-chose à douze-treize ans, et
c’est la même chose aujourd’hui. Mais vous étiez une lumière insaisissable, un
radeau poétique, une porte vers Ailleurs.
Silence.
_ Merci. Merci d’avoir été comme
un trésor qui ne semblait appartenir qu’à moi. A vingt-et-un an, je me suis dit
une seule chose : « Je ne serai jamais Rimbaud ». Je crois que
c’est mieux ainsi.
Il écrase sa cigarette. Se lève
doucement. Remet son col en place. Ce geste m’étonne.
Et puis, sans que je m’y attende,
il passe sa main dans mes cheveux, et caresse ma joue. Il me regarde droit dans
les yeux. Je frissonne. Il sourit. Il est magnifique quand il sourit.
_ Au revoir, Mademoiselle
Arthur !
Il s’éloigne en riant, les mains
dans les poches.
Je reste longtemps face à la
bouteille et à la chaise vides.
Ils étaient là,
face à face. Elle avait longtemps attendu ce moment espérant que ce serait
LE bon, enfin, oui. De discussions sans fin aux promesses coquines, elle
l’avait fait patienter deux mois sur le net. Mails, dial, MSN, puis l’image
qu’elle avait cédée via la webcam, à bout de patience : elle voulait le
voir aussi.
Passées ces
premières épreuves, elle avait accepté de le rencontrer. Sans se précipiter,
elle avait voulu le tester sur bien des plans, comme on choisit une nouvelle
voiture après un essai de conduite. C’était affreux, elle le savait et
l’assumait parfaitement.
L’homme devenait à
son tour un produit de consommation. Mais là, arrivée à trente-cinq ans, elle
voulait une valeur sûre. Regarder Friends
ou Ally Mc Beal devenait pathétique à
force de s’y reconnaître. Pourtant, le personnage d’Ally lui parlait
tellement ! Elle se souvenait encore de certains épisodes, comme celui
dans lequel l’un des personnages masculins n’avait qu’un seul défaut : il
mangeait et parlait en même temps. Des morceaux de salade restaient collés à
ses dents. Ou encore celui qui avait un rire de cochon, horrible. Et Ally qui
ne pouvait pas aller au-delà de ces
défauts, à la fois minimes et énormes.
Le test de la
promenade sur les quais de Paris avait été une réussite. Marche lente, furetage
dans les vieux livres, pause sur le Pont des Arts, crêpe dans les Halles…
Parfait : il n’avait rien contre la douceur ni contre une grande dose de
romantisme.
Sa voix, aussi.
C’était important, la voix, pour elle. Elle n’avait rien de renversant, mais
rien de repoussant non plus.
Elle avait donc
échafaudé toute une liste de paramètres et de critères à cocher, à remplir, à
nuancer. L’un des derniers tests était celui du restaurant. Et elle savait très
bien que le dernier, le plus fatal, le plus excitant et le plus angoissant
aussi, viendrait après : faire l’amour ensemble.
Ils étaient donc
là, face à face, dans ce restaurant. Elle aurait voulu le laisser choisir, mais
elle s’était dit qu’il valait mieux se régaler les papilles en cas de
déconvenue, plutôt que de prendre le risque de mal manger.
Les petites
assiettes tournaient devant eux, contenant des mets japonais délicieux. Le
rythme irréprochable des tapis donnait presque le tournis. Ou avait au moins un
caractère hypnotique.
La discussion
ronronnait. Rien d’extraordinaire, non plus, mais comparé à d’autres mâles
qu’elle avait voulu rencontrer, celui-ci avait un certain relief. Les assiettes
défilaient, s’empilaient doucement entre eux. L’atmosphère était lourde au
dehors comme au-dedans : le temps était à l’orage, il faisait chaud et
moite. Elle, sensible à ce genre changement, commençait à étouffer. Lui ne semblait pas en souffrir. Il parlait. Et il
tentait de lui frôler la main, doucement.
La bouteille d’eau
et celle de vin blanc trônaient entre leurs verres. Leurs verres quasi vides.
Et par principe, elle refusait de se servir. Oui, l’égalité des sexes, blabla,
ne pas attendre que l’homme fût galant si l’on voulait être traitées en égales
de ces messieurs, gnagnagna. Toutes ses copines tenaient ce discours. Mais elle
résistait. Somme toute, cela faisait aussi partie du jeu de séduction.
Au-dessus des algues
et des sashimis, il lui faisait des yeux de merlan frit : il avait été
fort patient jusque-là, mais on sentait bien que son désir était prêt à rompre
les digues. Emoustillé par l’idée que c’était enfin LE soir où ils feraient
l’amour, il se lâchait dans ses propos. La mangeant des yeux, il jouait sur le
double sens de ses phrases et parlait de son envie de goûter ses sushis en
prenant tout son temps ou, au contraire, de dévorer ses makis…
Elle souriait à
peine, faisant semblant de ne pas comprendre l’ambigüité de ses propos. Elle ne
pensait qu’à une chose : savoir s’il allait enfin la servir en eau. Elle
n’en pouvait plus de ressentir la soif, mais elle s’obstinait à attendre.
Fichue sauce soja salée ! Et cette température qui ne cessait d’augmenter…
De petites gouttes de condensation perlaient le long de la bouteille en verre.
Les assiettes
continuaient à s’empiler. Ils n’avaient évidemment plus faim depuis longtemps.
Etrangement, elle qui était non fumeuse, avait envie d’allumer une cigarette à ce moment-là. Enfin, elle se
voyait fumer une cigarette, imaginant que cela la calmerait. Sans savoir si
cette drogue douce avait tant de vertus. L’eau s’était réchauffée mais peu lui
importait : elle rongeait son frein en attendant. Lui, croyant qu’elle ne
voulait plus rester en ce lieu, mais bien avoir chaud pour d’autres raisons,
s’empressa de demander l’addition, émoustillé.
Et là, il se saisit
de la bouteille d’eau, enfin. Elle vit parfaitement le mouvement de son bras,
de sa main, lentement se décomposer. Au même rythme, un sourire commençait à
percer sur son visage de femme douce mais opiniâtre.
Il se versa un
verre, en finissant la bouteille et en s’étonnant qu’elle n’eût pas soif.
Elle, la bouche
presque pâteuse, avec cette désagréable impression d’avoir la langue gonflée,
ne put sortir un seul mot. Elle pensa très fort à Ally Mc Beal à ce moment-là.
Elle se leva sans un mot, croisa la serveuse qui revenait avec l’addition,
sortit rapidement du restaurant pour qu’il ne puisse pas la rattraper, et
s’échappa par quelques petites rues presque en courant, malgré la chaleur.
Non, l’homme avec
qui elle voudrait passer le reste de sa vie ne pouvait pas la laisser mourir de soif. Et elle ne pouvait pas faire avec.
Elle reprit son
rythme de marche assez lent et régulier. Le ciel était sombre. Il se mit à
pleuvoir très doucement. Elle leva les yeux vers le ciel, et sourit. Lorsque la
pluie s’intensifia, elle s’arrêta de marcher, pencha la tête en arrière,
ramenant ses cheveux pour dégager son front et sourit complètement.
Inconsciemment,
elle se mit à entrouvrir la bouche pour avaler l’eau. Elle était belle et
étrangement offerte. Comme si elle faisait l’amour avec la pluie.
Sur le trottoir
d’en face, un homme sans parapluie la regardait. Il la trouva magnifique.
Installez vous sur le divan, confortablement. Vous y êtes à l'aise ? Bien calé(e)s ? ... Respirez un grand coup... Encore plus profondément.... Fermez les yeux... Complètement... Parfait... Vous êtes dans un endroit agréable, où ce qui se passe est bon. C'est sans
doute hier, la semaine dernière, il y a 3 mois, 2 ans, 20 ans... Vous
vous en souvenez.... Où êtes-vous? Décrivez le lieu, l'entourage ce que vous y faites...
En 1996, je suis allée à la fête
de la musique, seule, dans Paris. Je me suis promenée du côté des Tuileries,
alors qu’il existait déjà cette petite fête foraine dans le parc.
J’avais bêtement tué des ballons
au plomb, et remporté une peluche que je brandissais naïvement, comme un
trophée de voyage en solitaire.
En arrivant sous les arcades du
Louvre, j’ai écouté un saxophoniste, je crois. A côté de moi, une femme tenait
dans ses bras sa petite fille. J’ai entendu son prénom : nous portions le
même.
Trois jours plus tard, le 24 juin
1996 donc, j’écrivis ce texte au lycée, que j’intitulai Les Deux enfants…
« Sans le savoir, elle
portait votre nom. Une enfant de nulle part, derrière des lunettes trop
épaisses pour des yeux d’innocence, dans les bras de sa mère. Un sourire exquis
comme un fruit, qu’une voix de princesse recouvre joyeusement. La peluche que
vous lui avez offerte n’a pas de nom. Sur le moment, vous n’en aviez pas
trouvé. Un petit chien fripé, perdu dans vos mains de jeune fille lointaine,
que l’enfant faisait danser sous vos yeux scintillants. C’était du bonheur pur.
Un moment tout présent, que rien n’aurait osé altérer : ni vos souvenirs
gangrénés par la solitude, ni vos doutes sur ce qu’il adviendra de vos amours
multiples et unes. L’enfant et la mère souriaient. Devant ce chien sans nom,
peluche douce de certitudes, des larmes ont perlé au fond de vous-même.
L’enfant et la mère se sont éloignées. Les deux petites filles au même prénom
se sont fait signe au revoir ; l’une tenant un petit chien marron fripé
dans sa main toute ronde ; l‘autre tenant la fin de son enfance au fond de
son regard, en faisant l’impossible –ne pas pleurer- pour qu’elle lui échappe
définitivement. »
Je suis une fille de l'air. J'attends le vent, ce soir. Mais je le veux sans la tempête. Juste pour l'entendre murmurer aux feuilles qu'elles doivent tomber, pour mieux renaître...