Jour 4 / Le Villeret d'Apchier-Chanaleilles / 23.927 pas / 11km
Un peu inquiète pour mes pieds, et tentée par le fonctionnement d'une pélerine qui faisait de courtes étapes, je décide de ne pas enchainer avec celle de St Alban (30km environ) le lendemain. Je prends donc mon temps, j'ai réservé dans un gîte réputé et à tendance religieuse (je voulais tenter tout l'éventail d'hébergements offert).
Cette petite étape était assez agréable, et surtout nécessaire. J'ai croisé les quatre lourdeaux du premier soir, et marché avec E., qui m'avait donné l'idée d'alléger mon chemin pour une journée.
Arrivée au gîte de peu avant E., je découvre l'accueil, assez déroutant pour moi : on me dit de poser mes affaires, de m'asseoir (jusque-là tout va bien); on m'offre un sirop au choix, et... on me chante une chanson. La guitare, les enfants en choeur, tout y est. C'est "le chant du pélerin", mâtiné de propos religieux auxquels je n'adhère guère.
Et l'on m'explique que ce texte est chanté à chaque pélerin entrant ici, et au début du repas du soir. Je dis bien à chaque pélerin. Ensuite, les paroles avec la partition nous sont données avant de visiter le gîte, qui contient par exemple un oratoire pour prier, des murs emplis de photos du pélerinage des propriétaires et des livres religieux...
Ceci étant, le gîte a tout le confort pour le pélerin en mal de repos.
Au moment où E. est arrivée, la chanson se terminait et je ne savais trop comment réagir. Le propriétaire nous demande alors comment nous sommes parvenues chez lui et pourquoi nous faisons le chemin. Je trouve cela assez intrusif, car les raisons sont souvent fort personnelles. E. n'a aucun mal à causer de tout cela (elle est un peu moulin à paroles), mais je reste plus évasive. Je parle de besoin de silence, de me retrouver après une année difficile avec les élèves.
Et là, bing : allons-y sur les élèves, etc. Aucune envie de parler de cela à ce moment précis. Je réagis simplement et sans aucune agressivité au moment où il me dit : "Tu pourras parler de ton expérience de St Jacques à tes élèves et leur en faire profiter." Je réponds :"Non. Je ne leur en parlerai pas. Que je fasse le chemin pour une raison religieuse ou pas, dès que j'aurais prononcé le nom de "St Jacques", ils y verront une connotation religieuse. Et je ne cesse de défendre la laïcité à l'école, alors cela serait incohérent." Premier hoquet de mon hôte.
Son deuxième hoquet, ce sera le soir, au moment du repas : 1) je n'ai pas rempli les pages de ma créanciale (j'apprends d'ailleurs que la version plus laïque du document est la crédentiale, que j'aurais voulue); 2) je n'ai pas chanté le chant du pélerin. J'étais la seule. Mais je ne voyais pas pourquoi je me serais forcée. Le repas se passe d'ailleurs fort bien, avec pas mal de légèreté. Un couple de parisiens archi caricaturaux du XVIème arrondissement occupe l'espace, mais d'un coup d'oeil je me rends compte que nous nous en amusons tous : l'homme a tout vu, tout connu, sait tout sur tout. Sauf qu'il fait des erreurs.
B., une femme d'une quarantaine d'années, très sympa et drôle, me proposa même un massage des pieds et des épaules. Elle est réflexologue. Je suis contente de me laisser aller à ce type d'expérience, sans a priori : je n'aurais pas su le faire il y a quelques mois. B. m'a soulagée d'une douleur persistante à l'épaule, due à mon sac à dos. Mon étape suivante a été réalisable grâce à elle.
Sinon, le troisième hoquet, c'est moi qui vais l'avoir le lendemain matin. Le petit-déjeuner, délicieux, dure un peu. Avant de quitter le gîte, il faut régler. E. et D. (rencontré dans ce lieu) sont près de moi. Nous nous acquittons de nos dettes l'un après l'autre, et au moment où l'hôte me donne une facture, il me lance : "Bon, eh bien, Virgibri... Bon chemin quand même."
Interloqués, nous nous regardons. Je reste très souriante en demandant :
_ "Quand même" ? Pourquoi ce terme ?
_ Ben... parce que... tu ne sembles pas être dans l'esprit du chemin.
Je sens mes deux comparses aussi perplexes que moi.
_ Mais il n'y a pas UN chemin : il y a autant de chemins que de pélerins.
_ Euh, oui, oui, bien sûr...
Je redescends à ma chambre pour prendre mes affaires, et je constate que ces propos ont autant choqué mes camarades que moi. En remontant, armée de mon barda, je sens mon hôte empoté et confus. Il me demande s'il peut me faire la bise. "Quand même ?", rétorquai-je en souriant malicieusement.
Il m'embrasse et me confie confusément : "C'est qu'hier soir... pendant la chanson... tu semblais toute..." et il mime une sorte de renfrognement. "J'avais le droit de ne pas chanter. Il n'y a aucune obligation." Et je suis sortie, calme, sûre de l'avoir perturbé en ses fondements, en n'ayant pas fait grand-chose.
Une étape de 20km m'attendait.