Voici un article de Libé qui m'a beaucoup plu et qui ne fait que renforcer ma grande inquiétude vis-à-vis des média français...
Télé. Les 13 heures et 20 heures sont sur
le pied de guerre contre le mouvement social.
RAPHAËL GARRIGOS et ISABELLE ROBERTS
QUOTIDIEN : samedi 17 novembre
2007
A chaque grève son héros. En 1968, ce fut Daniel Cohn-Bendit.
En novembre 2007, c’est dit, ce sera Jean-Pierre Pernaut, présentateur du
13 heures de TF1 et farouche défenseur de la veuve et de l’usager torturés par
les grévistes privilégiés. Depuis lundi, Pernaut bout. Il grommelle, fait des
mines et lève les sourcils. Certes, il est comme ça, Pernaut, mais tous les JT
sont de la partie, accumulant les poncifs, balayant la pédagogie, relayant sans
barguigner la parole gouvernementale. Au point que, chez les grévistes, on se
met à virer des AG télés et journalistes. Récit d’une semaine de JT de
grève.
La galère
Je suis… Je suis… Top : je suis un bâtiment de guerre, long et étroit, à un
ou plusieurs rangs de rames en usage dans l’Antiquité… Je suis ? La galère, bien
sûr. Les JT n’ont que ce mot-là à la bouche, entendu des dizaines de fois.
Lundi, au sommaire du 20 heures de France 2, «galères en prévision».
Quelques instants plus tard, c’est «une journée galère» qui se dessine.
L’image est la même mardi sur TF1 à 13 heures : «Pour demain, prophétise
Pernaut, on nous annonce du mauvais temps partout avec de la neige, du froid, de
la pluie et du vent, un jour de galère donc pour des millions d’usagers des
transports en commun». Tandis que son collègue PPDA débite de la
«galère en perspective». Pas raté : dans la nuit de mardi, «la
galère a commencé» sur i-Télé. Chez les voyageurs, très étonnamment, c’est
la galère, ainsi que la perspicace Audrey Pulvar de France 3 le remarque :
«Quelle galère !» On relèvera cette fine analyse par un anonyme jeudi
de la situation des transports : «Entre le métro où c’est regalère et le
train où c’est galère-galère».
L’usager
Et qui rame dans la galère ? Point de «voyageurs» ou de «passagers», mais,
systématiquement, des «usagers», masse grondante et floue. A la télé, ils sont
rois, victimes «résignées» (selon PPDA) de la grève «dure, dure
surtout pour les usagers», clame David Pujadas, en ouverture du 20 heures
de France 2 mardi. Et on le défend, l’usager. Ainsi Jean-Pierre Pernaut
fulminant jeudi : «Troisième jour de galère pour les usagers qui, eux, n’ont
pas le choix et doivent travailler jusqu’à 65 ans, et tous les matins.»
Car, souligne-t-il mardi à l’appui de sa ligne éditoriale, «plusieurs
sondages viennent confirmer l’hostilité des Français à cette nouvelle
grève».
Alors on tend sans cesse le micro à l’usager afin qu’il puisse, sans crainte
ni honte, s’exprimer. Plaintif : «Y en a marre, on nous prend en otage,
qu’ils aillent prendre l’Elysée en otage !» (France 2, mardi à 20 heures).
Revendicatif : «Faut que la France se rende compte qu’il y a des réformes
qui doivent être faites» (même JT, même chaîne). Menaçant : «On va
aller voir les grévistes, on va leur taper dessus» (TF1, mercredi à 20
heures). Parfois, l’usager s’organise : ainsi l’Association des usagers des
gares a-t-elle eu droit à trois reportages en deux jours sur TF1 ! Emporté par
son enthousiasme, PPDA annonce que l’association vient de se créer «face à
cette nouvelle grève». Et qu’importe si, dans le reportage, on apprend
qu’elle existe depuis 17 ans… Quand il est étudiant, l’usager devient un
«antiblocage», en opposition aux «bloqueurs». Là aussi, il
s’organise contre les grévistes, désignés par Jean-Pierre Pernaut sous le
patibulaire vocable d’«individus» (qui ont bien mérité une volée de CRS
à matraque). Chez l’antibloqueur, en revanche, «les points de vue sont
nuancés» (Pernaut, toujours). Et «les étudiants distribuent des tracts,
qu’on soit de gauche ou de droite». Pas grave si l’un d’eux, interrogé par
la suite, est encarté à l’UNI, le très droitiste syndicat étudiant.
La débrouille
Surtout, l’usager est débrouillard. A chaque édition de chaque JT, une nuée
de sujets sur «mon usager, mon plan B» ou, variante, «la famille Usager
s’organise». Dimanche soir sur France 2, on filme une femme qui achète des
mandarines sur un marché. Commentaire du journaliste : «Le plein de
vitamines avant une semaine qui s’annonce très sportive.» Lundi et mardi,
les JT alternent les reportages entre vélo, fidèle compagnon de l’usager, et
covoiturage. Mercredi soir, dans un même élan, tous nos courageux usagers
dorment dans les endroits les plus hétéroclites : les salariés d’un hôtel à
l’hôtel («largesse d’un patron compréhensif» pour TF1 et
«l’hôtelier sympa Bruno qui accorde une faveur à son personnel» sur
France 2), des infirmières à l’hôpital, et, trouvaille de la Deux, des employés
d’une agence d’événementiel… dans une yourte sur le toit du bureau. Ils en sont
tellement contents chez France 2, de leur yourte, qu’ils y sont revenus jeudi
!
Quelle grève ?
Au fait, c’est quoi, cette grève ? Qui ne s’est informé que devant les JT de
la semaine n’en a aucune idée. Les journaux s’entament tous par un sujet sur le
trafic, poursuivent avec nos usagers usés, quelques réactions gouvernementales
ou syndicales de pure forme, mais d’explication du mouvement, point. Ou si peu.
Ou si mal. Outil favori : la comparaison. Lundi soir, France 2 aligne un
chauffeur de la RATP face à une conductrice d’une société privée à Rennes.
Laquelle juge que «les conditions de la RATP en conduite et en stress sont
pires que les nôtres». Sauf que Pujadas a d’emblée planté le décor : les
deux «font le même travail». Le même soir, PPDA fait son pervers.
«Revenons sur les revendications des grévistes», susurre-t-il avant de
balancer un sujet en forme de foutage de gueule qui compare les cheminots
d’aujourd’hui avec ceux du début du siècle dernier, à grands renforts d’images
en noir et blanc de charbon qu’on enfourne dans la bête humaine ! Le lendemain,
c’est un conducteur de la RATP que suit TF1. Son salaire ? 2 300 euros. La Une
le donne en brut, ça fait plus.
Porte-parole
«La mobilisation syndicale se heurte à la volonté très claire du
gouvernement de créer un système plus équitable de retraites, c’était dans le
programme de Nicolas Sarkozy, il a été élu en partie pour ça.» Non, ce
n’est pas du François Fillon, ni même du Xavier Bertrand, mais du Jean-Pierre
Pernaut, ministre du 13 heures de TF1. Ça suinte de tous les sujets, de la
hiérarchisation des JT, des mots choisis : la télé roule contre la grève.
«La France peut-elle être réformée ?» se désespère Laurent Delahousse
dimanche sur France 2. Quant à l’ineffable Jean-Marc Sylvestre, mercredi à 13
heures sur TF1, il sait : «Les syndicats ont compris que l’opinion publique
ne les suivrait pas dans leur opposition systématique à une réforme
in-con-tour-nable.» Et celle-là : «Notre obsession, c’est que les
usagers soient le moins pénalisés par cette grève.» Non, cette fois, ce
n’est pas un aveu de PPDA, de Pujadas, ni même de Pernaut, c’est du Fillon.
Depuis une semaine, des millions de téléspectateurs – cinq millions pour
Pujadas, sept millions pour Pernaut, près de dix millions pour PPDA – entendent
les JT et le gouvernement leur parler le même langage en stéréo.